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Le Tarot et l'écriture

Par Julien Paschetta

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Le Tarot s'est révélé à moi dès l'âge de 13 ans et occupe une place particulière dans ma vie, tout comme dans Cosmovers (mais là n'est pas le sujet). J'en ai débuté la pratique en autodidacte avec un jeu dont les arcanes revêtaient l'apparence des dieux et des héros de la mythologie grecque. Qu'est-ce qui m'a incité à m'y plonger ? Je dirais d'abord un goût pour l'occulte, apparu de façon sporadique au cours des années précédentes, et aussi une envie d'en comprendre les rouages. Si je me suis exercé avec une régularité relative, ce n'est que plus tard que je l'ai mieux compris, en étant initié de façon concrète et traditionnelle à la sagesse que ce jeu renferme.

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Mon intérêt pour l'écriture s'est manifesté en parallèle de cette étude du Tarot. Avant que cet intérêt ne survienne, j'étais déjà mû par un tempérament artistique qui se portait davantage sur le dessin durant mon adolescence, mais la tâche exigeait de moi un temps considérable qui avait affecté ma scolarité. Vu que j'avais plus d'affinités avec le monde littéraire, et que certaines lectures m'avaient profondément touché, l'écriture s'est progressivement imposée comme un mode d'expression évident pour moi.

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C'est donc tout naturel qu'après tant d'années, j'en vienne à présenter les liens que partagent ces deux activités.

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En effet, écrire, c'est avant tout créer et raconter une histoire. Pourquoi, en tout temps et en tout lieu, l'Homme s'est bercé d'histoires et de légendes ? J'y vois deux raisons. Tout d'abord, l'éducation et sa conséquence appréciable : le divertissement. Par le biais d'un récit, on cherche inévitablement à transmettre un message, un enseignement ou un avertissement qui pénétrerait moins bien la conscience s'il était énoncé de façon conventionnelle. Si l'histoire suscite de l'émerveillement ou de l'effroi, elle réussit à divertir grâce à cette expérience émotionnelle, et la conscience comprend ce langage des émotions qui permet une meilleure réception du message véhiculé. C'est ainsi qu'un récit stimule ou purge nos passions suivant son contenu parce qu'il permet de nous mettre en contact avec notre intériorité, afin de nous montrer un aspect spécifique du réel ou de l'expérience humaine.

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Le Tarot a ce point commun avec l'écriture : c'est un support qui permet de raconter une histoire. En l'occurrence pour le Tarot, l'histoire qu'il raconte est celle d'un voyage universel, initiatique et intérieure que chaque individu est appelé à accomplir durant sa vie. C'est un livre, constitué d'images qui révèlent plusieurs niveaux de connaissance et de conscience, suivant la façon dont on le lit. Le langage des oiseaux, fondé sur différents jeux de mots, donne une première indication de l'objectif de ce livre hautement savant : le Tarot est un "jeu" (je) qui "taraude" (tarot). Autrement dit, son but ultime est de creuser la conscience de celui ou celle qui le consulte, afin d'en atteindre l'essence suprême.

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Dans toutes les histoires racontées oralement ou à l'écrit, on retrouve des figures archétypales et des symboles qui peuplent l'inconscient collectif, ce concept de la psychologie analytique conçu par Carl Gustav Jung (1875-1961) qui s'attache à désigner les fonctionnements humains liés à l'imaginaire. Ces éléments guident souvent, plus ou moins consciemment, les êtres les plus sensibles, c'est-à-dire les artistes, dans leur processus créatif. Et certains de ces archétypes, que l'on retrouve dans le Tarot, ressurgissent avec plus de force suivant le vécu personnel de chaque artiste. 

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Pour comprendre quels sont ces archétypes, de quelles façons il travaillent en nous dans et en dehors du cadre artistique, je vous proposer de partir à leur découverte à travers les vingt-deux arcanes majeurs du Tarot. Ces arcanes dévoilent le chemin initiatique que suit l'individu désireux de connaître les secrets du monde et de son monde, visibles ou invisibles. Etant donné que les arcanes mineurs sont des déclinaisons des enseignements délivrés par les lames principales, je les laisse volontairement de côté au risque d'être redondant.

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J'illustrerai chaque lame du Tarot en m'appuyant sur le jeu d'Oswald Wirth. C'est celui que j'utilise et que je connais le mieux. En collaboration avec Stanislas de Guaïta (1861-1897), Oswald Wirth (1860-1943) a créé une version du Tarot, avec pour ambition de recoller au plus près à la tradition. Il est intéressant de rappeler que la deuxième moitié du XIXe siècle a connu un essor foisonnant d'occultistes et d'ésotéristes érudits, souvent des poètes et des écrivains à l'image de Wirth et de Guaïta, dont le travail a indirectement contribué à contrebalancer l'avancée d'un matérialisme aveugle. En ce début de XXIe siècle, où la mondialisation économique est plus que jamais dénoncée pour ses impacts désastreux sur l'environnement, où le Covid-19 nous a "confinés" face à nous-mêmes sur les plans individuel et collectif, leur travail et leur investissement sonnent comme un écho destiné à nous faire reconsidérer notre place sur ce monde en tant qu'être humain.

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I. Le Bateleur

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Le Bateleur est représenté ci-dessus sous l'apparence d'un jeune garçon à la chevelure blonde et bouclée, le visage souriant et peu ouvert, le regard pétillant d'intelligence tourné vers sa droite, avec une silhouette svelte et souple. Il porte un chapeau lemniscate et quadricolore (jaune, vert, rouge et bleu), une tenue fermée par cinq boutons d'or. Le jeune garçon manipule habillement un bâton de sa main gauche. Face à lui sont posés sur une table, dont seuls trois pieds sont visibles, une coupe, une épée et un denier que touche sa main droite. Sous la table s'épanouit une tulipe rouge.

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Symboliquement, cette lame est celle de l'apprentissage, ou en langage des oiseaux, de "l'apprenti sage". Elle montre tout le potentiel qui circule constamment à l'intérieur de l'individu et se déploie, comme le souligne l'agilité du jeune garçon. Ce potentiel s'illustre à travers les attributs : le bâton, le denier, l'épée et la coupe. Ces quatre objets correspondent aux quatre séries d'arcanes mineurs et aux quatre éléments (terre, eau, feu, air). Cependant, les sciences occultes parlent de cinq éléments ; en plus des quatre, il faut rajouter l'éther. Ces cinq sont bien présents à travers les cinq boutons dorés sur la tenue du jeune garçon.

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De quel potentiel s'agit-il ? Il s'agit ni plus ni moins que des qualités les plus nobles de la conscience humaine. Le bâton (le feu) symbolise la créativité et l'inventivité. Son embout rouge (polarité active) est dirigé vers le ciel et son extrémité bleue (polarité passive) vers la terre, ce qui exprime le fait que la créativité capte les influx subtils pour les rendre préhensibles dans le monde phénoménal. La similitude des deux extrémités du bâton, trait d'union entre le ciel et la terre, révèle un célèbre axiome hermétique : "Tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas", ce qui signifie que tout ce que dit le Tarot concerne l'intégralité de l'existence, dans le macrocosme comme dans le microcosme. La coupe (l'eau) est celle des sentiments et des émotions qui nous mettent en contact direct avec toute la magnificence de l'existence. L'épée (l'air) n'est nulle autre que les facultés tranchantes d'un esprit affûté et d'un psychisme équilibré, comme en témoignent les deux croissants de Lune justement répartis au-dessus du manche. Et le denier (la terre) exprime les outils et les moyens matériels qui conduisent à la réalisation de toute œuvre humaine, comme un livre par exemple.

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Le chapeau lemniscate du Bateleur donne un éclaircissement sur ce qu'il est en réalité.

Les quatre couleurs de la coiffe renvoient aux éléments : le rouge pour le feu, le jaune pour la terre, le vert pour l'air et le bleu pour l'eau. La forme de huit, nettement visible, renvoie à l'infini, au subtil, au cosmique, donc à l'éther. En cherchant son origine, le regard du Bateleur agile, tourné vers l'arrière, se heurte au chapeau. En d'autres termes, sur le plan métaphysique, le Bateleur est une image de l'Infini, du Divin créateur à l'origine de toute chose, y compris de l'illusion de notre monde physique que notre conscience considère comme réel (la grande Maya des bouddhistes). Il révèle l'origine cosmique de l'être.

Le numéro I attribué à cette lame renforce cette idée du Divin créateur ou de l'individu lui-même à une autre échelle, car il renvoie à l'unité omnipotente, à l'ego, mais aussi au commencement, à la nouveauté et à la prise d'initiative. Le voyage initiatique commence avec l'intégralité de soi comme matière première sur laquelle il va falloir travailler. Cet ouvrage dont il est question désigne le cycle évolutif du Tarot, c'est-à-dire la "rota" (la roue) de l'existence par laquelle l'initié doit passer. C'est le jeu du "je".

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Le Bateleur œuvre sur une table reposant sur trois pieds. Est-ce une manière de nous dire que les œuvres du Divin prennent racine dans trois polarités fondamentales (positif, négatif, neutre) ? En tout cas, il nous invite à travailler, à œuvrer, pour découvrir ce mystère qu'il semble connaître, sans l'avoir encore pleinement vécu puisqu'il n'est encore qu'un aspirant. Il faut persévérer, car l'on est seulement au début du voyage. "Percez et vous verrez !". Mais voir quoi ? La prochaine étape qui est celle des enseignements de la Papesse, la lame II. Le Bateleur exhorte d'emblée à croire en son potentiel, et à se défaire des illusions de son propre ego pour avancer.

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En terme d'écriture, le Bateleur incarne un individu à la personnalité bien définie (un héros, un anti-héros, un antagoniste ou autre). Ce dernier peut exister suivant divers traits de personnalités exprimés par les quatre attributs. Est-il inventif, intelligent, pragmatique, sensible ? L'opposé de tout ça ? Les exprime-t-il de façon positive, négative ou n'a-t-il qu'un rôle neutre ? Quelle place occupe-t-il ? Bien souvent, un auteur/une autrice s'exprime à travers un personnage avec lequel il/elle est proche, et le Bateleur lui permet d'en appréhender toutes les forces et les faiblesses afin de tisser la toile de son récit. C'est souvent au sein du récit imaginé par l'auteur/l'autrice ce personnage qui initie sa propre aventure par une prise de décision de sa part, qu'elle soit forcée ou spontanée.

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A bien des égards, c'est le personnage du héros que l'on retrouve dans le concept du monomythe de Joseph Campbell (1904-1987). Mythologue, écrivain, professeur et conférencier, Campbell est connu pour ses ouvrages sur la mythologie comparée et la religion comparée. Le monomythe repose sur l'idée que tous les mythes du monde racontent essentiellement la même histoire, nonobstant certaines variations. Ainsi, le héros débute un périple suite à un "appel à l'aventure", ce qui implique pour lui de quitter son environnement dans lequel il a grandi. Ensuite, il doit faire face au "gardien du seuil", premier obstacle dans son voyage qu'il surmonte grâce à un mentor ou à un guide, ce qui lui permet de pénétrer dans un monde spirituel généralement représenté par une forêt sombre, un désert, une grotte, une île mystérieuse, ou autre. En ce lieu, le héros subit des épreuves qui l'élèvent au-dessus de son mentor et lui permettent d'accomplir l'objet de sa quête représentant symboliquement l'émancipation. Et pour finir, il retourne chez lui, complètement transformé par son voyage initiatique.

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Un autre aspect intéressant à souligner, c'est que le Bateleur est un magicien. Il fait des tours, crée l'illusion. D'après le langage des oiseaux, le "bas te leurre". Il s'agit d'une mise en garde sur le plan initiatique, et en même temps d'un conseil pour l'artiste. Dans le processus créatif de l'écrivain, il est utile de doter le personnage d'une illusion sur lui-même, sur quelque chose qui lui est chère ou qu'il considère comme acquise pour mieux la remettre en question, afin d'initier la quête. La construction d'un ou plusieurs "je" ou ego, à la fois source d'illusion et pierre angulaire de l'édifice intérieur, est donc la première clé d'une bonne histoire. La lame désigne littéralement le tour de magie auquel doit s'adonner l'écrivain pour mieux capter l'attention de son lecteur jusqu'à la fin.

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En définitive, écrire un roman, créer un personnage ou un univers, ce n'est ni plus ni moins qu'un tour de magie. Et la magie existe, parce que "l'âme agit". L'écrivain, et plus largement l'artiste, est donc un intermédiaire, un pont reliant notre réalité tangible à un monde subtil, qui utilise les outils à sa disposition pour que l'âme du lecteur s'agite dans une direction précise. Les outils en question sont ceux du Bateleur : la créativité dynamique (le bâton), la réflexion affinée (l'épée), la sensibilité profonde (la coupe) et la concrétisation (le denier). Ces instruments taraudent autant l'auteur que le lecteur, et posent les bases d'un voyage commun jusqu'au terme de l'œuvre.

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II. La Papesse

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Sur le plan initiatique, lorsque le Bateleur (donc l'individu) aspire à comprendre sa nature, il décide de se mettre en route vers la connaissance, et en premier lieu vers celles et ceux qui la détiennent. C'est ainsi que la première figure d'autorité du Tarot qu'il rencontre sur son chemin est la Papesse.

 

Dans le Tarot de Wirth, la Papesse est représentée assise sur un trône flanqué de deux colonnes, l'une rouge et l'autre bleue, sous lequel se cache un sphinx écarlate. Le trône est posé sur un sol en damier noir et blanc. Entre les deux colonnes se tient suspendu un voile blanc avec un revers doré. La femme est richement vêtue, illustrant son statut élevé. Elle porte une double tiare surmontée d'un croissant de Lune, et ornée d'un voile blanc qui dissimule partiellement son visage. La Papesse porte une tunique bleue avec une étole blanche qui se croise, ainsi qu'un épais manteau rouge avec une doublure en vert et brodé d'or. Elle tient deux clefs de sa main gauche, l'une dorée et l'autre argentée, et un livre où figure le symbole du taijitu qu'elle tient entrouvert avec sa main droite. Son pied se dévoile à peine, posé sur un coussin vert brodé d'or.

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Comme son nom l'indique, la Papesse occupe une haute fonction dans le domaine spirituel. Cette femme, d'un âge indéfinissable, dégage une sérénité et une noblesse dans sa position hiératique que confèrent ses compétences, son expérience et sa bienveillance. En tant que personnage féminin, son champ d'action relève de ce qui concerne cette polarité, mais avant tout sur un plan mental comme le suggère le croissant de Lune surmontant la double tiare qui symbolisent le monde psychique et toutes ses facultés : introspection, compréhension, méditation, intuition, réflexion, clairvoyance, connaissance, patience, mystères, secrets. Tous ces éléments sont représentés dans la lame et fait comprendre à l'initié que s'il veut acquérir une connaissance complète du monde et de lui-même, il va devoir se poser, réfléchir et se sonder en profondeur. Et il ne peut apprendre tout ça qu'aux côtés de la Papesse, car elle est la gardienne de l'initiation à la connaissance ésotérique et occulte.

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L'agilité du Bateleur, fort révélatrice, provoque une mise en mouvement qui permet cette rencontre avec la Papesse. En clair, il veut savoir. D'un point de vue numéraire, cela signifie que du 1 naît donc le 2. Et le deux désigne la dualité, déjà sous-entendu chez le Bateleur à cause de son bâton tissant le lien entre le ciel et la terre, l'esprit et la matière. Cette rencontre avec la dualité inhérente à l'existence est plus concrète dès l'entrée du Bateleur (de l'initié) dans le temple de la Papesse.

 

En effet, les deux colonnes rouge et bleue, représentant respectivement les polarités active et passive, symbolisent cette dualité. Ces deux couleurs se retrouvent sur les vêtements en majorité : la tunique bleue montre la nature passive de la Papesse, mais puissamment active par la présence du manteau rouge. Cet arcane tire son énergie et son action de la patience, de l'étude et de l'introspection.

Les deux piliers renvoient aux deux colonnes d'airain, Jakin et Boaz, qui furent créées par Hiram et placées par le roi Salomon à la porte d'entrée du Temple de Jérusalem, d'après la Bible hébraïque. "Jakin" signifie "Il établit" en hébreu, et Boaz "la force en lui". Mais de quelle force parlons-nous ici ? Evidemment, il s'agit de la force de toutes les dimensions de sa conscience que l'initié est appelé à découvrir, à purifier si besoin, et à consolider.

Ces deux colonnes rappellent également les deux piliers de l'Arbre de Vie dans la Kabbale, Jakin (la colonne de droite, le pilier de la force, des tendances masculines) et Boaz (la colonne de gauche, le pilier de la miséricorde, des tendances féminines). L'axe central de l'Arbre de Vie, le pilier de la conscience, évoque l'initié lui-même, appelé à unifier les tendances dualistes en lui pour atteindre l'illumination spirituelle. Ces trois axes montrent la trinité, abordée par l'Impératrice, la lame III, mais que la Papesse garde encore secrète pour laisser l'initié se jauger, se "tarauder", afin de le mettre dans le bon sens de la marche pour la suite de son voyage.

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La dualité que l'initié doit connaître, en lui comme autour de lui, est présente par le biais du taijitu sur le livre. Ce livre n'est ni plus ni moins qu'une allégorie de la connaissance de toute la Nature, dont le fonctionnement est assuré par l'équilibre constant des deux polarités : Yin (pôle féminin, froid, négatif) et Yang (pôle masculin, chaud, positif). La présence du damier est liée à celle du taijitu, car elle nous renvoie au jeu d'échecs et à ses 64 cases. Le nombre 64 n'est pas anodin, car il rappelle les 64 hexagrammes du Yi tching, chacun d'eux décrivant un aspect de la dualité Yin/Yang de laquelle ils sont issus, que ce soit à l'échelle de l'Univers ou de l'Homme. Ces 64 hexagrammes, terrain de toutes les combinaisons entre alliances et oppositions, ont pour base les huit trigrammes du ba gua, et le chiffre 8 se retrouve dans le chapeau lemniscate du Bateleur, mais on le retrouve également plus tard dans le Tarot.

 

Les 64 cases du jeu d'échecs rappellent celles du jeu de l'oie, dont certains verraient en lui un symbole ludique du samsara dans l'hindouisme. Le samsara désigne la "roue de la renaissance et de la mort" (et à bien des égards la "rota" du Tarot qui est à la fois mort et renaissance initiatique), c'est-à-dire les réincarnations, qui ne peut être pleinement "brisée" que par la réalisation du nirvana, l'extase ou l'illumination. Le jeu de l'oie compte pourtant 63 cases, mais l'ultime est bien évidemment celle de la victoire qui se trouve en dehors de portée des autres. Sa forme en spirale rappelle le labyrinthe à parcourir, fait de ponts, de puits et de prisons, pour atteindre la connaissance menant à l'Eveil. Le jeu de l'oie se résume au "jeu de la loi", renvoyant à cette loi universelle qu'est la dualité.

A un niveau métaphysique, le Tarot n'est donc que la description de ce qui contribue et contraint un être à devoir se réincarner indéfiniment. Il fait de la Papesse un puissant et discret messager : "Comprends le jeu (je) et la dualité à travers la connaissance, pour t'équilibrer et t'élever. Subis-les et tu continueras à jouer (à tourner en rond dans le labyrinthe)". Comment le comprendre ? A travers le Tarot entre autres, que la Papesse connaît. En effet, elle incarne le chiffre 2 qui, répété et mis côte-à-côte, donne 22, soit le nombre total de lame qui compose le jeu et constitue la connaissance totale.

 

Le voile tendu entre les deux colonnes montre à l'initié que la connaissance ésotérique et occulte s'acquiert par palier, sans précipitation, mais avec rigueur et souplesse, au risque de voir des lumières que l'on ne comprend pas encore et qui pourrait nous causer du tort. Le revers doré de ce tissu nous montre que ce qui se cache derrière est infiniment précieux et transcendant, c'est-à-dire la suite du chemin initiatique qui doit mener vers l’Éveil. Ce voile, tout comme celui de la tiare qui cache le visage de la Papesse, parle d'un mystère qu'elle prend soin de bien gardée, à l'image du livre à peine ouvert qui contient son savoir réservé aux initiés, ou encore de son pied légèrement apparent posé sur le coussin vert rappelant le fait qu'elle a autorité sur la Nature. Par ce secret qui transparaît à peine, il en résulte une mise en forme, une matérialisation qui prend l'aspect de croyances religieuses diverses, parfois abusives et complètement détournées tant son message n'est clairement audible que pour celui qui se donne la peine d'écouter.

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Ce mystère dont il est question est également illustré par le sphinx, présent sous son trône, qui semble être à la base du rôle de la Papesse. La créature symbolise l'énigme de l'existence humaine : d'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? La Papesse montre la voie, celle de l'intériorité et de l'équilibre, mais encore faut-il laisser sa lumière nous pénétrer.

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Sur le plan de l'écriture, et de l'art en général vu la portée universelle de cette lame, l'écrivain se pose comme le gardien d'un mystère qu'il a échafaudé, de secrets bien gardés, afin de préparer le lecteur au voyage qu'il souhaite le voir effectuer. La Papesse démontre ainsi la relation idéale que doivent partager l'auteur et son lectorat, quelque part entre apprentissage, mystères, suspense et révélations, amenant ainsi un frémissement de la conscience chez chacun. De là à dire qu'elle préfigure le thriller, il n'y a qu'un pas, mais l'universalité de cette lame fait qu'elle s'adresse à tous les genres littéraires.

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Sur un plan psychologique, la Papesse parle de l'isolement que peut ressentir l'auteur, parfois bénéfique pour cultiver l'élan créateur tout droit venu de l'intérieur, mais allant jusqu'à la page blanche dans son aspect négatif et inhibiteur, ce qui revient à avoir, ici en l'occurrence, le nez un peu trop collé sur le voile blanc tendu entre les deux colonnes. La création est un flux perpétuellement présent dans l'être doté de contrastes que le "je" n'a pas besoin de forcer contrairement à ce qu'il peut croire, ce qui revient à dire que la force de l'artiste bloqué réside dans le lâcher-prise, la confiance en sa nature qu'il a pris la peine de connaître en profondeur. Un lâcher-prise qui lui sera pleinement enseigné plus tard, au cours de son voyage à travers les arcanes suivants.

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La Papesse est également là pour rappeler que le secret, la dualité (harmonie et confrontation), la dichotomie de l'être et le sens de l'existence font le sel d'une bonne histoire, et que l'élan créateur infini trouve sa source dans le secret de la vie intérieure.

Par le prisme de la dualité qu'elle représente, désignant ainsi la façon dont l'intériorité de l'auteur conçoit sa relation avec autrui (son lectorat), cette lame met en exergue le syndrome de l'imposteur, déjà présent à travers le Bateleur (donc l'ego) qui possède la faculté de s'embrouiller avec ses propres tours. Une perception erronée de soi-même et de ses propres capacités, montrées par la Papesse, peut conduire à ce syndrome. Cependant, par le biais de la connaissance, la Papesse invite l'individu à se regarder de façon équilibrée, sans excès d'orgueil ni apitoiement, puisque le chiffre 2 qui est le sien montre l'harmonie possible au sein de la dualité complémentaire à réaliser en soi et avec autrui. En définitive, l'auteur possède des forces et des faiblesses sur lesquels il doit s'appuyer pour s'accepter en tant qu'artiste et s'élever.

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Fort de sa position de créateur, l'auteur entre plus ou moins consciemment en résonance avec le message de cet arcane afin d'ériger cette vaste énigme ou ce périple épique qu'est une histoire rondement menée. Cette histoire s'appuie, malgré les zones de gris présentes dans certains personnages, sur une dualité fondamentale, un paradoxe que le héros doit éprouver ou résoudre, en lui ou à l'extérieur de lui. Pour l'aider dans cette construction ou cette destruction, la Papesse rappelle à l'écrivain que la dualité est un large spectre à explorer, à l'image des 64 hexagrammes du Yi tching, qui doit permettre au lecteur de se transformer ou de naître avec un nouveau savoir, à une nouvelle réalité. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que le Yi tching signifie littéralement "Le Livre des Mutations". A travers le livre justement, la Papesse conseille à l'auteur de lire, de se documenter et de se sourcer tout en écoutant son intuition, pour atteindre le cœur de sa problématique et tracer le chemin qui mène à la réalisation du roman et à la catharsis. Bien effectuée, cette recherche de connaissance prépare la mutation souhaitée pour le personnage de l'auteur, et peut-être, celle désirée par et pour le lecteur. Cette phase de recherche se manifeste de plusieurs façons dans une histoire : la connaissance est transmise au protagoniste par le biais d'un personnage-clé ou d'un objet qui fait figure d'enseignant ou de guide, afin de l'aider dans sa quête.

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III. L'Impératrice

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La connaissance auréolée de mystère que garde précieusement la Papesse est monumentale et suppose d'emprunter une voie intérieure. Peu importe la couleur culturelle, religieuse ou initiatique dont ce chemin se pare, son essence demeure à jamais la même. Cette essence, c'est en premier lieu la spiritualité, symbolisée pleinement par l'Impératrice qui est donc la deuxième figure d'autorité du Tarot. Pour comprendre la dualité présente en lui et dans la Nature, le Bateleur (ou l'initié) sait que c'est à lui-même de faire le travail sur sa conscience, ce fameux troisième axe très furtivement suggéré par la Papesse et les deux colonnes de son temple. 

En résumé : 

- Le Bateleur = la conscience/l'ego, c'est-à-dire le matériau à travailler.

- La Papesse = la connaissance à la fois intérieure et extérieure.

- L'Impératrice = le moyen d'action.

Ces trois fonctions, cette trinité, conduisent à la création.

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Le Tarot de Wirth montre une Impératrice qui dégage une aura majestueuse. Cette lame montre une femme mâture, de longs cheveux blonds qui courent jusqu'à ses épaules tombantes, et des yeux d'un bleu profond. Elle porte une paire d'ailes et une couronne d'or, à trois extrémités arrondies. Toute sa tête est entourée d'une auréole blanche flanquée de douze étoiles d'après Wirth, neuf étant visibles, les trois autres situées sur un plan subtil afin de souligner la nature spirituelle de cette lame. Dans le prolongement de son bras gauche, l'Impératrice tient son sceptre doré qui est surmonté d'une croix. Et de sa main droite, elle maintient sur sa jambe son écusson rouge sur lequel figure un aigle d'argent. La souveraine porte une robe écarlate qui tient sa poitrine grâce à une ceinture d'or remontant jusqu'au col, et un manteau bleu couvre ses jambes. Près de son pied, en bas à sa gauche, se trouve un croissant de lune d'argent surmonté d'un petit œil jaune. A sa gauche s'épanouit une fleur blanche délicate.

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Une analyse rapide nous montre que l'Impératrice est souveraine du ciel, une personnification de la spiritualité vécue pleinement, à l'image de la fleur blanche épanouie. Sa robe rouge montre qu'elle est de nature "active", mais que son action se produit sur un élément "passif" représentant par son manteau bleu. Le bleu étant la couleur de l'esprit, donc à ce qui se trouve dans les cieux, cela résonne comme un écho avec les ailes que la souveraine porte, mais aussi avec l'aigle d'argent sur son écusson et aux étoiles. L'Impératrice règne sur ce qui est élevée et son pouvoir s'appuie notamment sur un psychisme très développé, symbolisé par le croissant de lune d'argent, qui lui permet d'avoir une vue affûtée des choses, soulignée par la présence du petit œil jaune. La spiritualité que cette figure incarne instaure-t-elle les conditions pour qu'apparaissent le moment venu les intuitions, la clairvoyance et la créativité ? C'est possible. Elle nous montre qu'une conscience épanouie libère ses facultés latentes. Qu'est-ce donc la spiritualité si ce n'est la quête du bonheur ? La suite de notre voyage nous dira plus exactement en quoi consiste cet épanouissement.

Mais paradoxalement, l'Impératrice aime paraître et a de l'ambition comme en témoignent ces accoutrements luxueux et ses attributs de pouvoir. Doit-on prendre cela comme un avertissement pour l'initié afin de lui faire comprendre que la véritable spiritualité ne doit pas servir l'ego piégé dans les apparences de la matière, mais justement à l'élever ? Être ou ne pas être, telle est la question.

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Rappelons-nous une nouvelle fois le langage des oiseaux qui nous accompagnera jusqu'à la fin du voyage. 

Ici, l'Impératrice désigne "l'impair", tout autant que la "matrice". 

Le Tarot nous fait donc comprendre que les nombres impairs, tout autant que les pairs, seront d'une importance cruciale pour comprendre les enseignements de la "rota". Les nombres comportent une logique rationnelle et mathématique qui permet de décrypter le monde physique, mais également un langage ésotérique qui vient en compléter la compréhension. En effet, du 1 (le Bateleur) naît le 2 (la Papesse) comme nous l'avons vu, et la conscience au contact de la dualité confère un troisième axe à l'existence. Ainsi vient le chiffre 3, hautement symbolique. 

Le Tarot nous dit ici que, pour le comprendre, il faut le regarder sous l'angle du chiffre 3. Les arcanes majeurs sont numérotés de 1 à 21, soit 3 x 7 qui font 21. Dans le blackjack, le but du jeu est de battre le croupier sans dépasser 21. Mais en cas de dépassement, le joueur se "brûle" ou "crève". Un résultat inférieur, et c'est le risque de la défaite. A nous de trouver la bonne combinaison, la voie juste via les forces en présence (donc les lames), pour accomplir pleinement l'initiation. En cas de victoire, c'est le jackpot : 7-7-7 !

Pourtant, le Tarot possède une 22è lame, le Mât (ou le Fou), qui ne porte pas de numérotation. Mais nous reviendrons sur ce mystère plus tard, car l'absence de numéro est révélatrice de sa place au sein de la "rota".

 

Le 3 correspond à la trinité, présente dans de nombreuses traditions, qui est à l'origine de toute chose. Chez les chrétiens, nous avons le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Chez les hindous : Brahma, Vishnou et Shiva. Chez les Perses : Ahura Mazda, Mithra et Anahita. Chez les Sumériens : Anu, Enlil et Enki/Ea. En alchimie, on parle du Souffre, du Sel et du Mercure. Et on pourrait en citer d'autres.

 

Concrètement, que cherche-t-on à évoquer avec la trinité ? Il s'agit des trois polarités : positif, négatif et neutre.

En terme d'écriture, l'Impératrice nous indique tout simplement qu'une histoire doit avoir un début, un milieu et une fin. Ce principe est une formule magique et doit constituer la boussole de l'auteur, car il va agir comme un mantra architectural qui va rendre sa création plausible. Le début permet au lecteur de le mettre en contact avec l'univers proposé par l'auteur ; le milieu lui offre une immersion complète dans le récit ; et la fin doit l'élever vers la destination souhaitée par l'artiste. Cela paraît simple en apparence, mais au cours de ce voyage dans les méandres de la pensée artistique, d'autres concepts vont venir s'agglutiner au point parfois de rendre l'histoire souhaitée assez floue, et dans laquelle l'auteur peut se perdre s'il ne prend pas garde. L'Impératrice nous demande ici, avec son autorité bienveillante, de suivre la voie, de prendre le temps nécessaire à ce voyage, celui qui permet d'élever une œuvre jusqu'à son plein potentiel cathartique. Parfaite représentation symbolique de la Mère Céleste, elle nous pousse à nous élever, de nous porter vers de nouvelles sphères mentales et spirituelles qui constituent le terreau fertile de la création artistique.

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IV. L'Empereur (à paraître)

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